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Les premières bases d’une régulation du monde numérique

Droit voisin au profit des agences et des éditeurs de presse (deuxième lecture)


Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, le concept de droit d’auteur trouve son origine dans la philosophie des Lumières, dans les travaux de Voltaire et de Fichte, de Diderot et de Kant. Ce dernier, particulièrement dans son ouvrage Qu’est-ce qu’un livre ?, pose les bases d’une théorie de l’auteur qui demeure fondamentale pour cerner les caractères de sa transposition en droit et dont on peut considérer qu’elle inspire encore la présente proposition de loi et la directive européenne que celle-ci adapte.


Dans cet ouvrage sur les livres, Emmanuel Kant écrivait : « L’auteur et le propriétaire de l’exemplaire peuvent dire chacun avec le même droit du même livre : c’est mon livre ! mais en des sens différents. Le premier prend le livre en tant qu’écrit ou discours ; le second simplement en tant qu’instrument muet de la diffusion du discours jusqu’à lui ». Il résumait ce paradoxe par une formule qui garde toute sa pertinence, malgré le développement formidable des moyens de communication : « La propriété qu’un auteur a sur ses pensées [...], il la conserve nonobstant la reproduction ».


L’œuvre dispose d’un corps que son appropriation transforme en marchandise, et la nature numérique de cette enveloppe ne modifie pas le principe de cette captation. Ce produit s’échange, circule, se duplique, hier comme aujourd’hui, avec d’autant plus de facilité qu’il est devenu incorporel. Au-dessus de cette contingence matérielle et immatérielle, il y a l’acte créateur de l’auteur qui lui reste attaché et demeure inaliénable. Enfin, et c’est un point essentiel de l’analyse de Kant, l’œuvre, en tant qu’elle contribue à la constitution d’un universalisme, intéresse l’intérêt général ce qui peut autoriser la collectivité, dans le respect des droits de l’auteur et du diffuseur, à organiser sa diffusion selon des règles qu’elle se donne.

Ces trois dimensions de l’œuvre ont inspiré la doctrine juridique française dans sa définition de la notion de balance du droit d’auteur qui tend à concilier les intérêts de l’auteur, des titulaires des droits voisins avec ceux de la collectivité. En négatif, elle apparaît dans les limitations qu’elle impose aux droits exclusifs aux deux premiers, au profit de l’intérêt général. Cette notion n’est pas sans rapport avec la matière traitée par la présente proposition de loi, particulièrement, comme je l’expliquerai lors de la défense de mon amendement, si nous élargissons les droits voisins des éditeurs.


Par ailleurs, dans un monde numérique de plus en plus dominé par des entités supranationales non étatiques, il est loisible de nous demander si celles-ci ont vocation à représenter l’intérêt général ou, à l’inverse, si les gouvernements ont l’obligation de les soumettre à des règles qui limiteraient leurs prétentions pour défendre ce même intérêt général.


La présente proposition de loi répond heureusement à ces deux questions en renforçant la protection des droits voisins des éditeurs et des agences de presse. Prenant conscience que l’économie prédatrice des grandes plateformes compromet l’existence même des auteurs dont elles exploitent pourtant la valeur qu’ils produisent, le Sénat, sur l’initiative de notre collègue David Assouline, a décidé d’agir en limitant leur capacité à croître aux dépens d’autrui et en protégeant les auteurs et leurs diffuseurs.


La Haute Assemblée a adopté à l’unanimité cette proposition de loi le 24 janvier dernier. Depuis lors, la directive 2019/790 du Parlement européen et du Conseil sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique, adoptée le 17 avril, a posé les bases d’un système juridique régulateur beaucoup plus complet et ambitieux. Les États membres doivent la transposer dans leurs droits nationaux avant le 7 juin 2021.


L’objectif de cette proposition de loi s’en trouve considérablement étendu. Par un hasard heureux de calendrier, si elle était adoptée, elle deviendrait la première transposition nationale de la directive européenne, mais seulement, comme vous l’avez très justement dit, monsieur le ministre, pour la partie de ses dispositions relatives à la presse et aux agences.


Une autre méthode était possible. Elle consistait à renoncer à cette proposition de loi pour travailler ensemble à une transposition complète de la directive. Pour des raisons tactiques, nous avons décidé collectivement, et avec l’accord du Gouvernement, de laisser poursuivre son parcours législatif à cette proposition de loi. Néanmoins, il est essentiel de garantir sa fidélité à l’esprit de la directive et son respect de ses dispositions techniques, particulièrement en ce qui concerne les exceptions prévues par exemple dans son article 3, au profit des travaux de recherche.

Enfin, il est indispensable de convenir ensemble, monsieur le ministre – mais vous avez déjà en partie répondu sur ce point –, d’un calendrier et d’une méthode de travail pour compléter cette transposition partielle par un projet de loi qui satisfasse pleinement l’ambition de la directive européenne de poser les premières assises d’une régulation du monde numérique, afin de protéger la création, les œuvres, les artistes et les libertés individuelles.