Lutte contre la manipulation de l’information : nouvelle lecture
Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, le Président de la République, à l’occasion de ses vœux à la presse du 3 janvier dernier, a demandé une loi sur les fausses informations avant la fin de l’année. Le Gouvernement a jugé que satisfaire cette exigence lui imposait d’en passer par une proposition de loi, dans le cadre de la procédure accélérée, qui lui permettrait d’aller vite et, partant, d’échapper à une évaluation scrupuleuse des conséquences du texte.
Il y a toujours péril à intervenir par la loi sur des matières touchant aux fondements de notre démocratie, comme la liberté de l’information, surtout de façon aussi expéditive. En l’espèce, les craintes nombreuses et légitimes exprimées par différents acteurs auraient dû amener le Gouvernement à plus de concertation, d’attention et de circonspection.
Las, monsieur le ministre, insensible aux réserves et craintes exprimées, vous avez demandé au groupe majoritaire de l’Assemblée nationale, bien docile, de tenter de parachever une proposition de loi d’initiative présidentielle que votre prédécesseur elle-même jugeait très perfectible. Le rafistolage de fortune auquel l’Assemblée nationale s’est livrée en séance n’a pas dissipé les alarmes. Même le groupe auquel vous apparteniez comme député, monsieur le ministre, a voté contre cette proposition de loi. Vous-même ne l’avez pas approuvée.
Sans rien écouter des réserves de fond émises à l’intérieur comme à l’extérieur du Parlement, votre gouvernement a décidé de poursuivre l’examen de ce texte, à la hussarde.
Par tradition, le Sénat ne rechigne jamais à débattre d’un texte, à l’amender et à en améliorer la valeur juridique. Aussi, monsieur le ministre, vous auriez dû être vivement interpellé par la décision, rarissime, de deux de ses commissions, suivies par un hémicycle quasi unanime, d’opposer à votre texte la question préalable. Le Sénat l’a fait en pleine conscience de ses responsabilités particulières en faveur de la défense des libertés démocratiques et individuelles et en expliquant dans le détail pourquoi les dispositions de ce texte étaient au mieux inopérantes, au pire liberticides.
C’est donc avec un sentiment mêlant l’injustice à l’improbité que nous recevons les propos fort peu amènes de la rapporteur de la commission des lois de l’Assemblée nationale, qui considère que le Sénat n’a pas « joué le jeu », a fait « un choix politique », un « choix de posture » et a rejeté le texte « sans aucun argument fondé ».
Je regrette qu’elle n’ait pas lu l’argumentaire produit par une très large majorité de cet hémicycle. L’eût elle fait qu’elle aurait paradoxalement constaté que certains des arguments avancés par notre chambre haute avaient été repris, nolens volens, par le rapporteur de la commission des affaires culturelles de l’Assemblée nationale. Ainsi, ce dernier reconnaît notamment que la loi du 29 juillet 1881 « répond assez largement au problème des fausses informations ».
De fait, l’article 27 de cette loi prévoit que « la publication, la diffusion ou la reproduction, par quelque moyen que ce soit, de nouvelles fausses, de pièces fabriquées, falsifiées ou mensongèrement attribuées à des tiers lorsque, faite de mauvaise foi, elle aura troublé la paix publique, ou aura été susceptible de la troubler, sera punie d’une amende de 45 000 euros ».
Vous avez choisi, avec la présente proposition de loi, de traiter les « fausses informations », quand la loi de 1881 réprime les « nouvelles fausses ». La place de l’adjectif, avant ou après le nom, a de la valeur en français. En l’occurrence, elle explicite clairement l’intention du législateur de 1881, qui a retenu, pour que l’infraction soit constituée, le critère fondamental de l’intentionnalité : il n’y a d’informations fausses que lorsque les faits ont été manipulés à dessein pour nuire, alors que la fausse information peut être diffusée sans volonté de falsification.
Dans son avis du 19 avril dernier, le Conseil d’État vous avait mis en garde contre l’imprécision de l’expression « fausse information ». Il avait recommandé que « la lutte contre les fausses informations soit systématiquement circonscrite aux cas dans lesquels il est établi que la diffusion de telles informations procède d’une intention délibérée de nuire ». Vous avez décidé de ne pas suivre sa recommandation. Peut-être avez-vous jugé qu’il s’agissait aussi d’un choix de posture…
Cent trente-sept ans après sa promulgation, la loi de 1881 est toujours opérante, car elle a su trouver un compromis satisfaisant entre la défense de la liberté d’opinion et la lutte contre la diffamation.
Pourquoi est-elle alors d’une efficacité peu probante pour endiguer le flux des calomnies et des accusations malveillantes déversées par les plateformes des réseaux sociaux ? Précisément parce que ces dernières refusent d’être assimilées à ces organes de publication, de diffusion ou de reproduction visés par la loi précitée. Tant que ces plateformes refuseront absolument toutes les responsabilités qui incombent à l’éditeur en arguant qu’elles ne font que mettre en relation des lecteurs et des producteurs de données, il n’y aura pas de solution légale pour tenter de réglementer leurs activités.
Vous le reconnaissez vous-même, monsieur le ministre, en tentant d’obtenir de ces plateformes le respect, non contraignant, de règles de bonne conduite. Comment croire qu’elles les respecteront, alors que leur modèle économique leur impose de se placer au-dessus des lois ?
En votant, une nouvelle fois, les motions déposées par nos deux commissions, nous souhaitons de nouveau vous alerter sur le caractère à la fois dangereux et inopérant des dispositifs que vous proposez. La liberté mérite mieux que cette loi de circonstance.