Débat préalable à la réunion du Conseil européen des 22 et 23 mars 2018
Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, aux premiers temps de la République romaine, au début du Ve siècle avant notre ère, à plusieurs reprises, la plèbe décida et organisa sa sécession en se rassemblant hors de la Ville pour protester contre les abus de pouvoir des patriciens, le poids des dettes qui pesaient sur elle et son exclusion des magistratures. En s’insurgeant de la sorte, elle voulut montrer son opposition à une forme de gouvernement qui l’excluait et qui ignorait son souhait d’être mieux associée à la vie politique de la cité.
Vous me permettrez de considérer que les électeurs italiens viennent de manifester, par la radicalité de leurs votes, une forme moderne de ce retirement. À l’occasion de ce débat, il nous incombe de comprendre pourquoi le rejet de l’Europe est devenu, dans ce pays fondateur de l’Union européenne, le socle commun des extrémismes et de la xénophobie, d’autant que le séisme politique qui vient de toucher l’Italie s’ajoute à ceux qui ont déjà ébranlé l’Allemagne, l’Autriche, la Lettonie, la Hongrie, le Danemark, la Suède, la Slovaquie.
Dans tous ces pays, une extrême droite résolument raciste et anti-européenne s’est solidement installée dans les parlements et, parfois, dans les gouvernements. Au délitement de l’idée européenne fondée sur la démocratie, la paix, les droits de l’homme et la solidarité, elle oppose la fermeture des frontières, la chasse aux étrangers, le repli identitaire et, souvent, la volonté de constituer de nouvelles entités nationales au-delà ou en deçà des limites actuelles des États. Des élections européennes se dérouleront, dans un peu moins d’un an, au mois de mai 2019. Chers collègues, tremblons à l’idée, de moins en moins invraisemblable, que ces forces puissent devenir la principale composante du futur Parlement européen.
Comment en est-on arrivé là ? Comment l’Italie, pays connu depuis toujours comme l’un des plus actifs partisans de la construction européenne, s’en éloigne-t-elle aujourd’hui avec autant de violence ?
D’aucuns ont estimé, non sans raison, que l’afflux de réfugiés dans la péninsule avait contribué à déstabiliser une société déjà fragilisée par la crise. Il est vrai que l’Italie comme la Grèce ont dû gérer cet accueil sans grande aide de l’Union européenne, dont la plupart des membres leur ont refusé toute forme de solidarité.
Les organisations non gouvernementales évaluent à plus de 10 000 le nombre de réfugiés qui vivent en Italie, dans des campements de fortune, sans aucune aide. Malgré les appels du pape François, qui exhorte les Italiens à les recevoir dignement, parce que « les pauvres sont [notre] trésor », la peur de l’étranger est devenue la manifestation d’une opposition radicale à la globalisation, dans sa variante européenne, et de ses conséquences toujours plus destructrices.
Parcourez l’Italie du Sud et la Sicile et comprenez, à la vue de leurs innombrables friches industrielles, que le mal est là, dans ces tissus économiques totalement déstructurés par trente années d’une crise sans fin. La carte électorale de l’Italie est aujourd’hui celle de la pauvreté, celle des régions en voie de sous-développement, celle de l’exode des jeunes diplômés vers le nord, dans un mouvement similaire à celui qui avait poussé hors du pays leurs grands-parents et leurs arrières grands-parents.
Au-delà de ces terres du Sud, partout en Europe, vous trouverez des régions entières subissant ce même déclin et manifestant, vis-à-vis de l’Union européenne, le même dédain.
Ainsi, pour les mêmes raisons, les Midlands, accablées par la perte de leurs industries, ont voté massivement en faveur du Brexit. La production manufacturière ne représente plus que 9 % du PIB du Royaume-Uni, et son recul a été le plus dévastateur dans ces régions qui constituaient naguère le cœur historique de la révolution industrielle. Pour leurs chômeurs, ce déclin est associé à la construction européenne et il leur est parfaitement indifférent que la City perde son passeport financier à la suite du Brexit, tant le destin de cet îlot de richesse leur est devenu aujourd’hui étranger.
En France, des processus similaires sont à l’œuvre et je vous rappelle que, depuis quarante ans, la valeur ajoutée de l’industrie manufacturière dans l’économie a été divisée par deux.
Ce reflux général a vidé de leur substance nombre d’anciens bassins industriels.
Ces déclassements de régions entières sont les conséquences d’une redistribution géographique majeure de la production industrielle, qui se réalise maintenant à l’échelle européenne. De nombreux emplois parmi les moins qualifiés ont migré vers l’est de l’Europe et les productions à haute valeur ajoutée sont maintenant concentrées dans un petit nombre de pays de l’Europe du Nord, qui ont maintenu, puis renforcé leur capacité dans ces domaines.
Ces emplois perdus ont rarement été remplacés par de nouveaux postes créés dans d’autres secteurs économiques. Il en résulte de fortes disparités géographiques de la richesse qui ne cessent de s’accroître et qui minent les fondements d’une Europe qui ne peut se perpétuer sans être solidaire.
L’Allemagne est souvent considérée comme la responsable de ces déséquilibres économiques, parce qu’elle aurait imposé une politique économique et monétaire favorable à ses seuls intérêts. La critique est en partie injuste, car son gouvernement a soumis son propre peuple au même ordo-libéralisme, avec les mêmes conséquences sociales.
Dans son rapport du 7 mars dernier, la Commission européenne note ainsi que la faiblesse de la demande intérieure et la stabilité des salaires, associées à une production économique inférieure à celle de 2009, ont eu pour conséquence d’accroître considérablement les inégalités sociales et la pauvreté en Allemagne. Plus de 60 % des richesses de ce pays sont détenues par 10 % de la population, alors que la moitié des ménages les plus pauvres n’en détiennent que 1 %. L’emploi à temps partiel a beaucoup progressé ; surtout, près de trois millions de travailleurs sont obligés d’exercer un second emploi pour vivre. De façon synthétique, le coefficient de Gini, qui mesure les inégalités de traitement, place l’Allemagne au sommet des pays les plus inégalitaires de l’Europe.
Face à cette crise de l’Europe, une nouvelle fois, le renforcement de la relation franco-allemande nous est proposé comme la seule solution possible. Elle est sans espoir à défaut d’une analyse radicale de l’ordo-libéralisme institué comme principe régulateur de l’espace économique européen. Cette doctrine impose l’équilibre budgétaire, l’indépendance monétaire et un niveau élevé de concurrence pour mettre l’entreprise au service de la société et prétendument offrir à chacun de ses membres la faculté d’y prospérer.
Alors que le XXIe siècle nous est présenté comme celui d’une ère sans idéologie, il est urgent d’abandonner ce dogme dont l’état social de l’Europe montre qu’il nous conduit à l’abîme. Notre Union européenne n’a pas besoin de grande déclamation, depuis la colline de la Pnyx ou l’amphithéâtre de la Sorbonne (M. Roger Karoutchi s’exclame), pour convoquer les mânes des pères fondateurs de l’Europe, si nous sommes incapables de comprendre qu’il nous faut d’abord trouver, dans l’urgence de la catastrophe qui vient, des moyens pour soulager le quotidien de millions d’Européens qui vivent dans ces territoires de relégation, condamnés par des processus économiques qui les excluent.
Ayons l’audace salvatrice d’affirmer, dans les discussions à venir, que le seul horizon pour sauver l’Europe est celui de la réduction des inégalités. Des politiques en rupture avec les dogmes de l’ordo-libéralisme sont expérimentées en ce moment. Elles prouvent, par leur succès, qu’il est possible de concilier le développement, la redistribution de la richesse et l’indispensable solidarité entre les individus et les territoires. Sortons de la pensée unique pour poser les bases d’une analyse rigoureuse des conséquences sociales des politiques économiques.
Replaçons maintenant l’humain et la société au cœur de nos préoccupations. Soyons humanistes pour tenter d’éviter que l’Europe de demain ne soit plus qu’un espace dédié à la libre circulation des marchandises et livré aux forces antidémocratiques.