Conseil européen des 14 et 15 décembre
Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le prochain Conseil européen se déroulera dans un contexte de crise majeure de l’idée européenne ; la volonté du Royaume-Uni de quitter l’Union n’en est qu’un des symptômes. De traité en traité, d’élargissement en élargissement, de renoncement en renoncement, l’Europe tend à se réduire à ce par quoi elle a commencé : un marché, un espace économique au service de la libre circulation des produits. Nous éviterons au moins le retour à la Communauté européenne du charbon et de l’acier, l’Europe en produisant de moins en moins !
Dans l’esprit de certains des signataires du traité de Paris, cette première institution supranationale devait préparer l’avènement d’une fédération fondée sur une « communauté plus large et plus profonde », selon les mots de Robert Schuman, et favoriser in fine l’émergence d’une citoyenneté qui garantirait les principes fondamentaux de justice, de paix et des droits de l’homme.
Cet horizon d’attente généreux devient une utopie de plus en plus inaccessible quand l’Union renonce à défendre ces principes alors qu’ils ont été consacrés par les derniers traités. Notre conscience européenne et humaniste est blessée quand le gouvernement d’un État membre de l’Union tente de fermer une université qu’il ne contrôle pas, quand la liberté de la presse est bafouée, quand la séparation des pouvoirs est violée, quand les droits des oppositions ne sont pas respectés, quand les minorités sont désignées comme les boucs émissaires de pouvoirs de plus en plus personnels et, enfin, quand les femmes ne sont plus considérées que comme des corps servant à fabriquer du vivant.
Le Conseil de l’Europe, dans un rapport publié la semaine dernière, a dénoncé avec force les « restrictions rétrogrades » qui réduisent, dans un grand nombre de pays européens, l’accès à la contraception et à l’interruption volontaire de grossesse. Alors que les femmes, dans un mouvement planétaire de grande ampleur, ont dénoncé avec force le pouvoir de la domination masculine et toutes les formes de prédation sexuelle dont elles sont les victimes, il est urgent que l’Union, à son plus haut niveau, les entende et leur donne les moyens législatifs de se protéger et de se défendre.
Plus grave encore, en Europe, chaque jour, depuis trop longtemps, des femmes meurent sous les coups de leur conjoint. Ces crimes sont des atteintes insupportables aux valeurs de la démocratie européenne. La France s’honorerait de les dénoncer lors du Conseil européen à venir et de promouvoir un plan européen de lutte contre les violences faites aux femmes.
Cet ardent devoir s’imposerait d’autant plus à l’Union européenne qu’elle n’est pas inactive quand il s’agit d’imposer aux États membres leur conduite économique. Tout est possible quand il s’agit de faire respecter le dogme des 3 % du déficit public ! Plus généralement, pourquoi refuser des droits universels aux citoyennes et aux citoyens de l’Europe lorsque les marchandises, les capitaux et les opérations financières bénéficient de protections qui leur confèrent un statut transnational ?
Cette particulière mansuétude est coupable quand elle pousse les États à se condamner à l’impuissance face aux 1 000 milliards d’euros de fraude fiscale. Cette dernière n’est pas organisée uniquement à partir de pays dont l’Union européenne vient de dresser une liste bien indulgente : elle s’est installée au cœur de l’Europe et dresse les États les uns contre les autres, dans une course au moins-disant fiscal qui met en danger leur budget et celui de l’Union européenne.
Par pragmatisme et comme un pari, l’Europe a été construite autour d’un projet libéral. Le ver s’est tranquillement installé dans le fruit et a tellement prospéré qu’il l’a dévoré presque complètement, ne laissant aux peuples qu’un trognon indigeste de quotidiens toujours plus difficiles et des rêves d’une Europe dont l’économie servirait le progrès social.
Sans conscience pleine de ce qui est en jeu, madame la ministre, vous placez aujourd’hui vos espoirs dans un gouvernement économique de la zone euro, qui se situerait au-dessus de celui des parlements. Ce projet porte en germe un affaiblissement des États-nation, que vous continuez pourtant de considérer comme la base de l’organisation de l’Union européenne. Il est pourtant manifeste que le développement de l’ordo-libéralisme européen fragilise les États dans leurs missions de protection sociale, de redistribution de la richesse, notamment par le biais des services publics. Dépossédés de leur rôle de garant du contrat social, les États voient leurs prérogatives contestées par l’émergence d’entités régionales qui réclament toujours plus de pouvoirs et souhaitent maintenant dialoguer directement avec les institutions européennes, sans l’entremise des États.
Pour la Catalogne, le refus absolu d’une intermédiation oblige l’Union européenne à regarder avec beaucoup de mansuétude la dégradation des comptes publics de l’Espagne et son manquement aux critères de Maastricht. Quel paradoxe !
M. Simon Sutour. C’est vrai !
M. Pierre Ouzoulias. Les futures élections ne changeront rien à la crise catalane sans une volonté réelle du pouvoir central de trouver une solution négociée à la demande d’une plus large autonomie. Cette situation de blocage risque d’accroître la crise économique actuelle et d’imposer in fine à l’Europe d’intervenir tôt ou tard, dans une situation bien plus périlleuse.
D’autres forces centrifuges menacent l’équilibre institutionnel de l’Europe. En effet, comment sera-t-il possible de refuser à l’Écosse un statut particulier dans l’Union européenne, comme elle le souhaite, si celui-ci est accordé à l’Irlande du Nord, pour éviter l’instauration d’une frontière physique, qui ruinerait tous les efforts de paix entre les deux communautés ? La revendication écossaise n’est pas seulement nationale, elle est aussi sociale.
Ces deux exemples montrent bien que la crise de l’État-providence porte les germes d’un affaiblissement des États-nation et, dans un mouvement, incertain, l’essor de nouvelles entités qui réclament toute leur place dans l’Union européenne.
À plusieurs reprises, à propos de la crise catalane, il nous a été répondu que l’Union européenne se devait de ne traiter qu’avec les États. On nous opposait le contre-exemple théorique d’une relation directe entre la Corse et l’Union européenne. Or, depuis dimanche, l’île est administrée par une collectivité qui demande, grâce à la large majorité dont dispose son exécutif, le droit de légiférer et, si la France le lui concède, celui de négocier directement avec les institutions européennes leurs applications.
M. Simon Sutour. C’est le sens de l’histoire !
M. Pierre Ouzoulias. Un parallèle est ainsi établi entre la situation de la Corse et celle de la Catalogne et nous oblige à repenser totalement le projet européen.
L’intégration économique, de plus en plus poussée, soumet les États à des forces centrifuges incontrôlables. Nous avons le devoir de refonder la construction européenne sur ses bases humanistes, en accordant la priorité aux citoyennes, aux citoyens et à leurs droits sociaux.