Séance publique du 12 juillet 2022
Mon intervention générale en séance publique où au nom des Sénateurs Communistes Républicains Citoyens et Écologistes j'ai réaffirmé notre opposition à ce que les GAFAM disposent d’un droit de censure.
Monsieur le Président,
Madame la Ministre,
Mes chers collègues,
La Première ministre, au nom du Gouvernement, a pris, à cette tribune, l’engagement de changer sa méthode de travail avec le Parlement et singulièrement avec le Sénat qu’elle souhaite devenir une « force de coconstruction ». Monsieur le Ministre, vous avez la redoutable responsabilité de nous montrer pratiquement comment le Gouvernement va mettre en œuvre cette nouvelle méthode. Je ne suis pas sûr que cette proposition de loi soit le meilleur choix pour inaugurer ces nouvelles pratiques législatives.
En effet, la proposition de loi que vous nous soumettez a été adoptée par l’Assemblée nationale le 16 février dernier. Son principal objet est d’adapter le droit national français aux dispositions du règlement n° 784, adopté le 29 avril 2021, mais déjà appliqué dans l’Union européenne depuis le 7 juin 2022. Il est singulier, voire quelque peu cavalier, d’utiliser une proposition de loi pour transposer les dispositions d’un règlement européen. Cette méthode n’est pas respectueuse des droits du Parlement, car elle le prive d’une étude d’impact et de l’avis du Conseil d’État, alors même que les juridictions administratives seraient fortement sollicitées par les procédures qu’elle met en œuvre.
Il y a pire ! Cette proposition reprend bon nombre des dispositifs de la loi du 24 juin 2020 visant à lutter contre les contenus haineux sur internet, dite « loi Avia », et notamment sa mesure principale obligeant le retrait des contenus haineux en moins d’une heure. Le Sénat s’y était fermement opposé et le rapporteur pour la commission des lois, le Sénateur Christophe-André Frassa, avait très justement montré que cette injonction allait renforcer le pouvoir des grandes plateformes du numérique en leur donnant un droit de censure exorbitant. Il s’était écrié, je le cite, « ce n’est pas à [elles] d’exercer la police de la liberté d’expression ! ».
Le groupe des Républicains du Sénat avait saisi le Conseil constitutionnel sur ce texte. Les Sages ont censuré la quasi-totalité de ses articles en considérant que le délai d’une heure imposé aux hébergeurs « porterait à la liberté d’expression et de communication une atteinte » excessive. Je cite son argument qui est décisif pour la présente proposition de loi : « l’engagement d’un recours contre la demande de retrait n’est pas suspensif et le délai d’une heure laissé à l’éditeur ou l’hébergeur pour retirer ou rendre inaccessible le contenu visé ne lui permet pas d’obtenir une décision du juge avant d’être contraint de le retirer ».
Nous avons dès lors le sentiment pénible d’examiner un texte dont la mesure principale a déjà été censurée par le Conseil constitutionnel. Vous allez nous expliquer que le règlement européen apporte aux auteurs des contenus des garanties que la loi Avia n’offrait pas. Par prolepse, je vous répondrais que les procédures de recours instituées par le règlement peuvent être engagées après leur suppression, alors que le Conseil constitutionnel considère qu’elles doivent pouvoir l’être avant. Tout se passe donc comme si vous considériez, Monsieur le ministre, que le règlement européen est supérieur en droit à la décision du Conseil constitutionnel français. C’est un renversement total de sa doctrine pour lequel vous nous devez des explications.
Mais ce n’est pas tout ! La présente proposition de loi porte transposition d’un règlement élaboré dans le cadre de la directive européenne du 8 juin 2000 relative à la société de l’information et au commerce électronique. Or, cette directive est très prochainement rendue obsolète par l’adoption par le Parlement européen, le 5 juillet 2022, des versions définitives des deux règlements sur les services numériques et sur les marchés numériques, Digital Services Act et Digital Markets Act. Ces deux textes devraient être validés par le Conseil de l’Union européenne en juillet et septembre et seront en vigueur avant la fin de cette année.
Ils introduisent dans le droit européen des nouveaux régimes pour les fournisseurs de services d’hébergement, les contrôleurs d’accès et tous les acteurs du numérique. Enfin, l’article 14 du premier met en place des mécanismes de signalement et de retrait des contenus illicites beaucoup plus respectueux de la liberté d’expression que votre texte.
Plutôt que nous demander d’examiner un texte qui sera caduc avant la fin de l’année, il aurait été plus intéressant d’engager avec le Sénat, dans une démarche de co-construction, une réflexion sur l’éventuelle transposition de ces deux règlements majeurs.