Monsieur le Président,
Madame la ministre,
Mes chers collègues,
Nous vous avons proposé ce débat non seulement pour dresser un bilan des conséquences de la procédure nationale de préinscription et d’orientation des candidats dénommée Parcoursup, mais aussi pour échanger sur l’université et encore plus généralement sur les missions du service public de l’enseignement supérieur.
Nos sociétés, par leur système productif, restent grandement dépendantes des matières fossiles, le charbon, le pétrole et le gaz, sur lesquelles elles ont bâti leur essor, à la fin du XVIIIe siècle. Nul ne conteste plus que les rejets massifs de gaz à effet de serre dans l’atmosphère ont provoqué un réchauffement climatique qui menace aujourd’hui notre existence même. Il a fallu près de trois siècles pour développer une économie exploitant à l’extrême les capacités des énergies fossiles. Il ne nous reste plus que quelques décennies pour les abandonner et refonder l’essentiel de nos productions sur d’autres ressources.
Jamais depuis l’aube de l’humanité, nos sociétés n’ont été confrontées à des défis aussi considérables. Soyons persuadés que seuls le savoir, la recherche et la mobilisation de toutes les intelligences nous permettront de surmonter ces épreuves. L’université, parce qu’elle forme les esprits dont nous aurons besoin et parce qu’elle participe directement à ce grand effort de surcroît de connaissance, devrait être au cœur de nos politiques et un des objets essentiels de nos priorités publiques. Or, les moyens que l’État lui consacre ne cessent de baisser proportionnellement au nombre d’étudiants qu’elle accueille. Bon nombre d’établissements sont au bord de la banqueroute et ne savent pas aujourd’hui comment ils chaufferont leurs bâtiments cet hiver.
Comment expliquer ce paradoxe ? Comment comprendre cette contradiction abyssale entre nos énormes besoins en matière de formation et de recherche et la pauvreté des moyens des universités ? Quelle est la cause de ce mal français ? Il procède principalement du fait que les élites françaises ignorent l’université et parfois la méprisent. Elles considèrent de façon générale qu’il n’est point besoin de trop investir dans l’université tant que les grandes écoles continueront d’assurer leur reproduction.
Cette dichotomie entre des grandes écoles bien dotées et des universités nécessiteuses est ancienne et trouve sans doute son origine dans les réformes napoléoniennes. Rappelons, que l’État octroie aujourd’hui quatre fois plus de financement à un élève de classe préparatoire qu’à un étudiant de licence. Il n’est pas possible de dresser un bilan de l’orientation et de Parcoursup sans souligner les disproportions de moyens accordés à ces deux systèmes, au sein même du service public de l’enseignement supérieur.
Par le passé, à plusieurs reprises, des Gouvernements tentèrent de réduire cette fracture. L’intégration des classes préparatoires au sein des universités fut ainsi l’une des mesures proposées par Edgar Faure dans son projet de réforme de l’université. Une réaction corporatiste relayée par des ministres importants de son Gouvernement, eux-mêmes issus des grandes écoles, l’obligea à y renoncer. Dans ses Mémoires, le général de Gaulle commenta ainsi cet échec : « Ayant moi-même élargi à l’extrême l’enseignement public, je [tins] donc à y faire s’instaurer, depuis le bas jusqu’en haut, l’orientation et la sélection. […] Il me [fut] une fois de plus démontré qu’à moins de faire table rase par la dictature ou par la révolution, aucune institution ne peut vraiment être réformée si ses membres n’y consentent pas ».
Je cite à dessein le général de Gaulle, car c’est sous son gouvernement que le processus de démocratisation de l’université a connu son évolution la plus radicale. Entre 1958 et 1968, le nombre de bacheliers généraux fut multiplié par trois, comme les effectifs d’étudiants qui passèrent de 170 000 à 500 000 et celui des ingénieurs qui doubla. Je rappelle que le CNRS comptait 6 000 agents en 1958 et 16 000 en 1968.
Cet accroissement sans équivalent fut pensé et organisé pour accompagner des investissements massifs dans tous les domaines de la science et de la technologie. Il fallait des cerveaux pour les programmes très ambitieux consacrés notamment aux industries nucléaires et spatiales. Maurice Duverger a résumé cette politique par cette formule : « dans les sociétés industrielles, le malthusianisme universitaire est une absurdité ».
Alors que nous sommes présentement confrontés à des objectifs technologiques bien plus considérables, cet exemple d’une planification réussie qui lie l’augmentation de l’offre de formation à l’accroissement des moyens de la recherche doit être pris pour exemple. Il est inconséquent de vouloir porter l’effort de recherche et de développement de la France à 3 % de son PIB, sans investir massivement dans ses universités.
La difficulté est d’organiser cet effort de formation pour qu’il participe au développement de nos capacités de recherche tout en préservant la nécessaire autonomie pédagogique des universités et sans amoindrir les ressources d’une recherche fondamentale dont les apports ne seront effectifs que dans plusieurs décennies. Cette équation difficile à résoudre oblige préalablement l’État à réfléchir à une programmation, à la discuter avec les scientifiques et à faire in fine des choix politiques. Autant de perspectives singulièrement ignorées par la mal nommée loi de programmation de la recherche.
Pour être plus concret, j’aimerais prendre l’exemple de la formation des médecins. Pour réduire les dépenses de santé, il a été décidé, il y a plusieurs dizaines d’années, de diminuer le nombre de médecins formés. La réussite de cette politique est telle qu’il faut maintenant en renverser la logique pour réduire la carence de médecins. Si chaque université organise en totale autonomie son recrutement, il est douteux que la somme des choix de ces établissements fasse une politique nationale. Dans son rapport sur la mise en œuvre des réformes de santé, notre collègue la Sénatrice Sonia de La Provôté a proposé que le recrutement des étudiants en médecine obéisse à des objectifs infra-régionaux définis nationalement pour tenter de mieux satisfaire les besoins des territoires.
La logique qui sous-tend la procédure dite Parcoursup est radicalement inverse. Sa seule finalité est de donner aux établissements les moyens techniques d’ajuster leur recrutement à leurs moyens budgétaires. Parcoursup leur permet de gérer la pénurie en conformant les demandes aux moyens. Parcoursup est le lit de Procuste de l’enseignement supérieur !
Les termes du débat que nous vous proposons dépassent donc la comparaison comptable des mérites respectifs d’APB et de Parcoursup ou la simple revendication de l’abrogation de cette dernière procédure.
Si nous défendons encore le principe d’une université républicaine au service de la nation apprenante, si nous voulons toujours « rendre la raison populaire » comme le souhaitait Condorcet, si nous estimons de même que l’université peut être un outil efficace de l’aménagement du territoire et de la satisfaction d’objectifs scientifiques à long terme, alors il convient de réfléchir ardemment aux conditions d’un dialogue renouvelé entre l’État garant d’une planification ambitieuse et les universités qui la mettent en œuvre dans le respect de l’autonomie des équipes pédagogiques.