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L’enseignement agricole demeure la cinquième roue du tracteur

Quel avenir pour l’enseignement agricole ?


Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, le 18 octobre 2006, Françoise Férat présentait à notre commission de la culture, dont elle était alors membre, un rapport sur la place de l’enseignement agricole dans le système éducatif français. Il plaît au Sénat de prendre appui sur ces travaux de fond pour évaluer régulièrement l’état et les évolutions des politiques publiques. Le présent débat n’a d’autre ambition que de poser les termes généraux d’un bilan, qui devra nécessairement être prolongé. La question posée est très générale pour permettre aux sénatrices et aux sénateurs qui nous font l’honneur de leur participation de s’exprimer librement sur des sujets d’ampleur ou des situations locales.


Depuis 2006, le système éducatif français n’a cessé d’évoluer et de se transformer. Les révisions ont succédé aux réorganisations administratives, et les plans d’économies aux mesures d’optimisation ou de rationalisation, qui ont souvent affaibli un réseau d’établissements toujours aussi fragiles. Les deux années qui viennent de s’écouler n’ont pas été épargnées par le maelström de la réforme permanente.


Les nouvelles dispositions relatives à l’accès à l’enseignement supérieur contenues dans la loi Orientation et réussite des étudiants, les changements majeurs imposés à l’ordonnancement du baccalauréat, des études dans le cadre du lycée et de l’apprentissage ont eu des conséquences très importantes sur l’enseignement agricole. À tout le moins, nous ne pensons pas que ses spécificités aient été pleinement considérées et préservées. Le sentiment qui prédomine est, au contraire, celui d’un nouvel affaiblissement de ses capacités, de ses moyens et de sa notoriété. Dans le très vaste ensemble du service public de l’éducation, il nous semble que l’enseignement agricole demeure la cinquième roue du tracteur. (Sourires.) En 2006, notre collègue Françoise Férat considérait qu’il était à la croisée des chemins ; après toutes ces réformes, on peut se demander s’il n’est pas dans l’ornière !


L’ambition de ce débat est d’apporter une première contribution à un inventaire nécessaire.


Avant d’aborder nos divergences, soulignons nos consensus.


En préambule, vous me permettrez d’affirmer, en tant qu’historien de l’agriculture, que la ruralité n’est pas ce monde immobile, bloqué par la routine et incapable de participer activement aux évolutions de la société parfois décrit par ceux qui le regardent avec dédain et condescendance. Ce mépris participe d’une incompréhension croissante entre les villes et les campagnes et, au sein de ces dernières, entre ceux qui y vivent et ceux qui les cultivent. Notre pays, par ses traditions et par l’importance de sa ruralité, ne peut accepter que ce dissentiment persiste et s’aggrave. L’enseignement agricole est un des moyens de réparer ce lien qui menace de se rompre.


Depuis la révolution néolithique, les agriculteurs – les paysans, comme j’aime à les appeler – ont su adapter en permanence leurs productions, leurs pratiques et leurs organisations sociales aux évolutions de la consommation, des goûts et des habitudes alimentaires, de même qu’aux changements climatiques et aux bouleversements géopolitiques.


Reste que jamais dans cette longue histoire les mutations de l’agriculture n’ont été aussi profondes, continues et déstabilisantes qu’aujourd’hui. Une civilisation agricole, qui plonge ses racines dans le long passé de nos terroirs, disparaît, inspirant une nostalgie légitime ; mais une autre la remplace, qui devra trouver les ressources nécessaires pour affronter des enjeux majeurs.


Le premier de ces enjeux est climatique. Le deuxième, social, car il faut trouver les moyens de faire vivre ensemble, dans l’espace rural, des populations qui n’ont pas la même utilisation des sols et des ressources naturelles. Les enjeux sont aussi évidemment environnementaux et économiques.


Dans cet hémicycle, nous partageons une même conviction : l’enseignement, la formation et la recherche seront déterminants pour accompagner, guider et éclairer ces mutations majeures. Le renforcement et le développement de l’enseignement agricole à tous ses degrés doivent donc devenir une cause commune et une obligation de l’État !


Au reste, l’affirmation de cette nécessité n’est pas nouvelle. L’Observatoire national de l’enseignement agricole l’avait soulignée, propositions à l’appui, dans son rapport annuel pour 2013, intitulé L’enseignement agricole face aux défis de l’agriculture à l’horizon 2025. La plupart des propositions avancées ont été oubliées, et l’Observatoire national de l’enseignement agricole a été remplacé par l’Observatoire de l’enseignement technique agricole, aux compétences réduites et qui ne rend plus de rapport...


Parmi ses recommandations, l’Observatoire national de l’enseignement agricole avait insisté sur l’importance des dynamiques de déconcentration et de décentralisation pour favoriser les relations entre les services déconcentrés du ministère de l’agriculture, les rectorats, les conseils régionaux et tous les professionnels.


Depuis lors, avec la réforme de l’apprentissage voulue par le gouvernement auquel vous appartenez, monsieur le ministre, le pouvoir de régulation des offres de formation a été retiré aux régions. Les centres de formation d’apprentis, qui pouvaient être aidés par les collectivités territoriales afin d’assurer un maillage territorial, doivent maintenant se financer par le biais des contrats qui leur sont proposés. La capacité des collectivités territoriales à aider, par la formation, des filières agricoles à subsister ou à se construire en a été considérablement réduite. Il nous faut évaluer les conséquences de cette dépossession.


Un autre motif d’inquiétude concerne les exploitations agricoles gérées par les établissements publics locaux d’enseignement et de formation professionnelle agricoles. Leur situation économique s’est dramatiquement dégradée, et la moitié d’entre elles seraient aujourd’hui en quasi-faillite. Je rappelle que la loi donne à ces établissements trois missions essentielles et indissociables : assurer la formation par la pratique, participer à l’animation et au développement des territoires et contribuer aux activités d’expérimentation et de recherche appliquée.


L’enseignement agricole a la difficile mission d’éveiller l’intelligence de la main et de l’outil et de donner les bases d’une compréhension globale et souvent empirique de systèmes rendus complexes par les interactions fortes entre le végétal, l’animal, la nature et l’humain en société. Ces savoirs ne sont malheureusement pas les plus valorisés par notre système éducatif. Permettre aux établissements d’enseignement agricole d’en assurer la promotion et la transmission dans les meilleures conditions est donc un enjeu majeur pour lequel l’engagement de l’État doit être sans faille, afin de restaurer la pluralité des modes d’accès aux connaissances et de diffusion de celles-ci.


Depuis leur fondation, les établissements d’enseignement agricole – les fermes écoles ou les écoles pratiques d’agriculture de jadis – ont joué un rôle essentiel comme structures de soutien aux agriculteurs, aux filières professionnelles et, in fine, aux territoires ruraux.


Permettez-moi d’évoquer l’histoire de l’école d’agriculture et des industries rurales de Neuvic, en Corrèze, qui permettait aux élèves, après leur scolarité, de mener une partie de leur activité au sein d’une structure associée à l’école et gérée comme une coopérative. Un lien fort était ainsi tissé entre l’école, les professionnels et les terroirs. Il faut aujourd’hui préserver et développer cette interaction fondamentale, car c’est un levier efficace d’aide à l’agriculture dans sa nécessaire mutation.


Pour que cette politique soit active, il faut que l’enseignement agricole reste attractif. Or, je le répète, il n’est pas du tout assuré que les réformes du baccalauréat et de l’accès à l’enseignement supérieur aient renforcé son attractivité.


M. Stéphane Piednoir. Certes non !


M. Pierre Ouzoulias. Les rares statistiques disponibles semblent montrer au contraire qu’il a eu à pâtir d’une concurrence accrue avec les filières générales.


Avec la nouvelle organisation des études de la classe de terminale, l’enseignement de l’agronomie est assuré dans le cadre d’une option, non d’une spécialité. Les heures de cours consacrées à cette matière vont donc globalement diminuer, et il est à craindre que les élèves qui souhaitent prolonger leur cursus dans le supérieur ne se détournent de l’enseignement agricole au profit d’autres lycées, d’autant que très peu de lycées agricoles ont retenu cette option.


Mon inquiétude majeure concerne les bacheliers des filières technologiques et professionnelles. Comme l’a dénoncé le Défenseur des droits, ces élèves ont été massivement écartés de l’enseignement supérieur par la procédure Parcoursup. Nous avons absolument besoin de savoir ce que sont devenus ces bacheliers issus de l’enseignement agricole. Pour demeurer attractif, il faut que cet enseignement offre la possibilité d’une poursuite d’études au-delà du baccalauréat.


Enfin, j’évoquerai, trop rapidement, le sort des personnels de l’enseignement agricole. Plusieurs de leurs représentants assistent à notre débat depuis les tribunes ; je les remercie solennellement de leur investissement.


Monsieur le ministre, ces personnels ont aujourd’hui besoin d’une reconnaissance à la mesure de leur engagement exceptionnel. Ils sont trop nombreux à travailler dans la précarité et à être bloqués dans leur carrière par des statuts d’emploi qui leur interdisent toute mutation. Je pense notamment aux directeurs d’établissement, auxquels il faut offrir enfin la possibilité d’intégrer un corps de la fonction publique.