Suivez-moi sur
Groupe Communiste, Républicain, Citoyen et Écologiste

La soumission des archives comme prodrome à la subordination des sciences humaines ?

La réforme très contestée de l’accès aux archives est une lourde remise en question du travail des historiens et témoigne d’une « défiance immense » vis-à-vis des sciences humaines. Ce texte explique pourquoi.

 

Le projet relatif à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement a été discuté en urgence au Parlement, du 20 mai au 22 juillet, et la loi promulguée le 31 juillet 2021. Son objet pourrait paraître très éloigné des thèmes traités par la VRS pourtant, par son article 25, véritable cavalier législatif, ce texte a profondément modifié le statut des archives publiques et les droits des chercheurs à y accéder. Les décisions gouvernementales qui ont conduit à sa rédaction, les débats parlementaires, les réactions ministérielles à la mobilisation exemplaire de la communauté des archivistes, des chercheurs et des citoyens éclairent l’évolution paradigmatique de l’administration étatique des données publiques et sans doute aussi la défiance grandissante des pouvoirs publics à l’endroit des sciences humaines et sociales, de leurs objets, de leurs méthodes et de leurs fonctions.

 

La notion juridique et politique d’archives publiques s’est forgée progressivement depuis la Révolution. La loi du 7 messidor an II organise les archives nationales et donne à tout citoyen le droit d’accès aux documents qu’elles renferment. Les grandes lois patrimoniales de 1979 et 2008 instituent leur libre communication, réforment leurs délais de communication et donnent au ministère chargé de la culture une mission interministérielle de protection de ces principes généraux. Ces textes majeurs répondaient aux exigences démocratiques formulées par Guy Braibant, dans un rapport rendu au Premier ministre en 1996, par cette formule : « il n’y a pas d’histoire sans archives […], il n’y a pas d’Administration sans archives […], il n’y a pas de République sans archives ».

 

INTERPRÉTATIONS RESTRICTIVES

Cet édifice graduellement constitué a été autoritairement ébranlé, en 2011, par une instruction interministérielle produite à l’initiative du Secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale (SGDSN3). Ce document, qui prend la forme juridique d’un arrêté, arguait d’un supposé conflit entre les dispositions du code du patrimoine sur le libre accès aux archives et celles du code pénal sur la protection des secrets de la défense pour organiser un nouveau régime de consultation des documents classés au titre de la défense, mais communicables, et, de façon totalement arbitraire, des pièces qui ne l’étaient pas et qui le deviennent par la seule volonté de l’administration. L’interprétation de plus en plus restrictive de cet arrêté aboutissait, jusqu’à l’absurde, à rendre incommunicables des documents déjà publiés !

Cet arrêté a été déféré devant le Conseil d’État par un collectif composé de l’Association des archivistes français, de l’Association des historiens contemporanéistes de l’enseignement supérieur et de la recherche et de l’Association Josette et Maurice Audin.
En réaction, le SGDSN a produit une nouvelle instruction encore plus liberticide puisqu’elle obligeait les administrations des archives à déclassifier tous les documents produits après le 1er mars 1934 afin de les rendre communicables, alors que le code du patrimoine garantissait leur accessibilité. Ainsi, ce texte leur donnait un pouvoir discrétionnaire exorbitant de rendre inaccessibles les pièces qui ne seraient pas préalablement déclassifiées. La reprise en main par le SGDSN de la consultation des archives intéressant le domaine très vaste de la défense et de la sécurité nationales fut totale. En juillet 2019, Marc Guillaume, alors Secrétaire général du gouvernement, la résumait ainsi : « Je ne veux voir sortir aucun document secret depuis Ptolémée ».

Les restrictions imposées par ces textes aux services des archives dans leur communication des documents classés ont eu des conséquences funestes pour les usagers, les historiens et leurs étudiants. Les procédures très lourdes de déclassification de ces documents les ont rendus difficilement accessibles, surtout pour les étudiants qui entreprenaient un travail universitaire dans des délais contraints. La recherche historique fut paralysée ou fortement ralentie et les personnels des archives mobilisés pour récoler les pièces classées et y apposer le nouveau tampon libérateur !

Saisi une nouvelle fois par le collectif « Accès aux archives publiques », le Conseil d’État a annulé, le 2 juillet 2021, l’article relatif à la communication des archives classées de l’arrêté du 13 novembre 2020 qui approuvait l’instruction inter- 5 Propos rapportés par le Canard enchaîné du 7 juillet 2021. ministérielle. Par cette décision, il réaffirmait la primauté du code du patrimoine et le principe de la libre communication des archives classifiées, après l’expiration des délais de cinquante ans ou de cent prévus par ses dispositions. Implicitement, il rappelait à l’administration qu’elle ne peut modifier par le règlement le statut d’archives que la loi a considérées comme communicables de plein droit. Le 16 juin 2021, le rapporteur public du Conseil d’État était allé plus loin et avait considéré que le changement de doctrine gouvernementale semblait avoir été inspiré « pour les besoins de la cause en 2010, lorsque le gouvernement s’est rendu compte que les archives de la guerre d’Algérie allaient progressivement tomber dans le “domaine public” en raison de l’expiration du délai de cinquante ans posé par la nouvelle loi sur les archives. » Très trivialement, des milliers de pièces d’archives ont reçu, en pure inutilité, un tampon de déclassification. Cette macule leur restera attachée et témoignera des pratiques d’une administration perdue dans ses manoeuvres de contournement de l’État de droit.

Les dispositions relatives aux archives de l’instruction générale interministérielle n° 1300 ayant été annulées, le gouvernement poursuivit son ouvrage en introduisant, dans le projet de loi relatif à la prévention d’actes de terrorisme et au renseignement, un article réformant la communication des documents intéressant la défense nationale. Ce nouveau régime dérogatoire a pour conséquence de rendre incommunicables des pièces émises il y a plus de cinquante ans et concernant des installations militaires, des barrages hydrauliques, des locaux des missions diplomatiques, mais aussi les procédures d’emploi des matériels de guerre et les 6 Conseil d’État, Décision n° 444865, lecture du 2 juillet 2021. procédures opérationnelles des services de renseignement. Cette incommunicabilité cesse quand les services héritiers de ceux qui ont produit ces documents décident d’y mettre fin.

Le principe fondamental de la loi de 1979, confirmé par celle de 2008, confiant au législateur la détermination du régime de communication et de ses dérogations connaît ainsi un affaiblissement majeur qui atteint son équilibre et la philosophie de la gestion des archives publiques. Comme on l’a dit, la législation avait fini par fonder en droit, très progressivement, la doctrine selon laquelle les services ne sont que les détenteurs provisoires des archives qu’ils produisent pour le gouvernement de la nation. Ce système avait profité des dispositifs assurant l’accès des citoyens aux documents administratifs, dans l’esprit de l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui déclare que « La Société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». En donnant aux services émetteurs la possibilité de décider de la communicabilité de leurs documents, le nouveau régime dérogatoire leur attribue des droits qui vont à l’encontre de la notion juridique forte d’archives publiques établie par la loi de 1979.

« COMBATTRE LES MANIES PERSISTANTES DU SECRET »

Dans un article prémonitoire de 2015, Marie Cornu avait considéré que les évolutions introduites par la loi de 2008, qui tendaient à assimiler, en droit, une archive à un document administratif, pouvaient avoir pour conséquence d’affaiblir le statut de l’archive publique. Elle défendait le principe général selon lequel « les archives sont un patrimoine préconstitué » protégé dès leur création. Elle souhaitait, en conclusion, ouvrir de nouveau le chantier législatif en espérant que « l’espace politique » réaffirmera plus nettement la dimension patrimoniale des archives et sera « prêt à combattre ces manies persistantes du secret8 ». L’évolution législative que nous venons de connaître lui donne raison, mais dans le sens contraire de celui qu’elle appelait de ses voeux. Le secret d’État est rentré avec force dans le code du patrimoine. C’est la revanche de dame Anastasie sur la muse Clio !

Cette révision paradigmatique sanctionne une intense phase de travail interministériel, réglementaire et législatif qui a été conduite dans l’ignorance totale des missions des ministères chargés de la culture et de la recherche. Lors de la discussion du projet de loi à l’Assemblée nationale, sa commission de la culture n’a pas été saisie. Aucun représentant des archives, des ministères de la culture et de la recherche n’ont été entendu par la commission des lois qui l’a rapporté9. Au Sénat, la commission de la culture s’est saisie du texte pour avis et a produit, à l’unanimité, un rapport très opposé au projet en demandant que sa logique en soit totalement revue pour satisfaire le principe d’accessibilité de droit des archives publiques10. Ces fortes réserves ont eu pour seul mérite de nourrir le débat de la séance publique, auquel seule la Ministre des armées a participé pour le gouvernement. Sans la mobilisation des associations, une réforme majeure du statut des archives publiques aurait été votée par le biais d’un cavalier législatif technique dans l’indifférence ou la complicité passive des institutions gouvernementales dont la mission est de défendre l’accès des chercheurs et des historiens à une documentation sans laquelle ils ne peuvent exercer leur métier.

LA DÉCLARATION DE BONN
Ce n’est pas le moindre paradoxe de cette démission qu’elle intervienne alors que la Ministre en charge de la recherche n’a cessé d’affirmer son attachement aux libertés académiques ! Le hasard du calendrier fait que ce papier est rédigé alors que Mme Frédérique Vidal déclare à une radio du service public que grâce à la polémique qu’elle a lancée sur l’islamo-gauchisme : « les gens, au sein des universités, se sentent capables d’avoir une pluralité des recherches ». Les paragraphes précédents montrent que cette supposée liberté recouvrée se déploie dans un champ heuristique qui s’est considérablement restreint pour les historiens de la France contemporaine qui doivent composer avec le secret d’État. La licence qui leur est accordée d’accéder aux archives intéressant, de près ou de loin, la défense et la sécurité nationales, peut à l’avenir procéder directement du pouvoir politique, selon des procédures qui affaibliraient considérablement le droit des usagers. Ainsi, le président de la République a-t-il décidé, le 9 mars 2021, de faciliter l’accès aux archives classifiées de plus de cinquante ans et « notamment des documents relatifs à la guerre d’Algérie ». Ces archives étaient communicables de plein droit à la date de cette communication et ne le seront que si les services qui les ont produites considèrent qu’elles n’ont plus de valeurs opérationnelles, après la promulgation de la loi sur le renseignement. Sur ces domaines sensibles de la recherche historique, la liberté de l’historien risque de dépendre du bon vouloir du politique.

L’accès aux données redevient un enjeu de pouvoir majeur. Après une période relativement latitudinaire, les États développent aujourd’hui des dispositifs de contrôle de l’accès aux sources et plus généralement de surveillance des recherches en sciences humaines. La maîtrise du récit national est devenu un des éléments d’une gestion autoritaire des individus et de leurs opinions. Ainsi, les gouvernements de l’est de l’Union européenne tentent d’imposer une réécriture de l’histoire favorable à leurs projets politiques, parfois même lors de colloques organisés en France. La Russie est allée beaucoup plus loin en ajoutant dans la constitution de la Fédération un article qui « protège la vérité historique » sur laquelle veille un comité placé sous l’autorité de la présidence.

Le 20 octobre 2020, à l’initiative de la présidence allemande du Conseil de l’Union européenne, les ministres en charge de la recherche de huit États membres ont signé, à Bonn, une déclaration en faveur de la liberté de la recherche scientifique13. Ce texte la considère comme « le droit de définir librement les questions de recherche, de choisir et de développer des théories, de rassembler du matériel empirique et d’employer des méthodes de recherche universitaires solides, de remettre en question la sagesse communément admise et de proposer de nouvelles idées. » Il engage les signataires à garantir aux chercheurs le droit de « partager, diffuser et publier ouvertement les résultats, y compris par le biais de la formation et de l’enseignement ». Il considère enfin que « c’est la liberté des chercheurs d’exprimer leur opinion sans être désavantagés par le système dans lequel ils travaillent ou par la censure et la discrimination gouvernementales ou institutionnelles. »

Alors que la France va assurer, durant le premier semestre de l’année 2022, la présidence du Conseil de l’Union européenne, il serait de bonne politique qu’elle signât officiellement cette déclaration et qu’elle assurât la promotion de la déclaration de Bonn et sa transformation en un texte à portée juridique afin que les droits des chercheurs soient respectés dans tous les États membres.