École de la confiance : question préalable
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, peu de temps après votre nomination au ministère de l’éducation nationale, vous aviez déclaré à la presse : « L’école n’a pas besoin, à chaque alternance politique, d’une nouvelle loi. Elle peut se gouverner autrement. » Vous avez tenu parole !
En effet, en peu de temps, sans recourir à la procédure législative, vous avez profondément modifié l’organisation, les finalités et le fonctionnement de l’éducation nationale, en transformant considérablement l’enseignement professionnel, le baccalauréat, le lycée et les programmes.
De toutes ces réformes, la Haute Assemblée n’a pas eu à connaître, hormis dans le cadre des débats qu’elle a elle-même convoqués. Très récemment, M. Pierre Mathiot déclarait à propos de la réforme du baccalauréat : « C’est une réforme qui est lourde, structurelle, et qui concerne un secteur qui n’a pas été réformé depuis un demi-siècle. » Il eût été légitime que le Sénat vous entendît sur les finalités d’un changement aussi radical.
À ces bouleversements majeurs s’ajoutent les restrictions considérables imposées à l’accès à l’enseignement supérieur par la loi relative à l’orientation et la réussite des étudiants, que votre collègue continue de nous présenter comme une remédiation strictement technique au recours illégal au tirage au sort.
Progressivement, parents et enseignants comprennent que toutes ces réformes font système et que, loin d’être dictées par des nécessités pratiques, elles sont inspirées par une pensée politique globale, que vous n’assumez pas. Parents et enseignants mesurent, de plus en plus, le décalage profond qui existe entre les déclarations officielles et la réalité telle qu’ils l’éprouvent dans les établissements. Cette distorsion entretient du doute, de l’inquiétude et, finalement, de la suspicion.
Élus de terrain, nous avons mesuré, ces dernières semaines, combien la défiance était grande envers des mesures dont nos concitoyens perçoivent qu’elles sont dictées par des objectifs dont on leur cache le dessein essentiel. Vous avez parlé de « bobards », monsieur le ministre ; nous percevons surtout de l’incompréhension, du soupçon et de la méfiance.
La loi que vous nous proposez aujourd’hui aurait pu être l’occasion d’une déclaration clarificatrice sur vos intentions politiques véritables. La commission de la culture du Sénat a considéré qu’elle était, tout au contraire, bavarde, peu lisible et confuse. Je partage sur ces points les critiques exprimées à l’instant par notre rapporteur, le sénateur Max Brisson. L’objet de cette loi était de rétablir la confiance entre le corps enseignant, son ministère de tutelle et les parents. Je crains qu’elle n’entretienne davantage la défiance.
Enfin, et surtout, alors que nous dressons le constat commun d’une école incapable de corriger les inégalités sociales d’accès au savoir, votre projet est dépourvu de l’ambition de mobiliser les ressources de la Nation pour rebâtir une éducation nationale au service de l’émancipation, du développement humain et de l’égalité des droits politiques.
Nous aurions pu, ensemble, réaliser pour le XXIe siècle la généreuse utopie que Condorcet esquissait ainsi en 1792, « an IV de la liberté » : « Assurer [à tous les individus de l’espèce humaine] la facilité de perfectionner son industrie, de se rendre capable des fonctions sociales auxquelles il a droit d’être appelé, de développer toute l’étendue des talents qu’il a reçus de la nature ; et par là, établir entre les citoyens une égalité de fait, et rendre réelle l’égalité politique reconnue par la loi. »
Nonobstant certaines dispositions qui auraient pu être mises en œuvre par la voie réglementaire, l’objet législatif principal de ce texte est de satisfaire l’annonce présidentielle de l’abaissement de l’âge de la scolarisation obligatoire à 3 ans. Et encore, les maires ont vite compris qu’elle se réaliserait grâce à la contribution des finances municipales. Historiquement, cette loi apparaît alors comme l’extension, jusqu’à cet âge, des mesures pécuniaires de la loi du 31 décembre 1959, dite « loi Debré ».
Toutefois, son manque d’ambition l’en distingue absolument. La loi Debré portait à 16 ans la scolarité obligatoire. Cette extension s’accompagna d’un programme massif de recrutement d’enseignants. Dans le même temps, de 1960 à 1969, la taille moyenne des classes des écoles primaires publiques fut réduite de 30 à 26 élèves, ce qui imposa l’embauche de 4 000 instituteurs pendant ces dix années.
Alors que la dépense publique est aujourd’hui considérée comme un abject vice par la doxa libérale, Louis Cros, haut fonctionnaire du ministère de l’éducation nationale, expliquait ainsi, en 1961, les nécessités d’un investissement massif de l’État gaullien dans l’enseignement :
« Pour la première fois dans l’histoire, les aspirations idéalistes et les nécessités pratiques en matière d’enseignement ont cessé de se contredire. En France, […] les exigences de la prospérité et de l’équilibre économique s’ajoutent maintenant aux raisons de justice et d’égalité sociale pour rendre nécessaire, en même temps que désirable, l’instruction la plus développée possible pour le plus grand nombre possible d’enfants. […] La France a besoin de développer toutes ses ressources intellectuelles. Sinon elle deviendrait un pays intellectuellement sous-développé, qui maintiendrait artificiellement une économie anachronique à coup de subventions économiques, ou d’indemnités de chômage quand des générations plus nombreuses parviendront à l’âge d’homme. » Brillante prophétie…
Près de soixante ans plus tard, nous pourrions dresser le même constat et nourrir la même ambition. L’accélération du progrès technique, la révolution du numérique et la quantité exponentielle d’informations que nous devons traiter tous les jours exigeraient sans nul doute que notre enseignement franchisse une nouvelle étape. Ne serait-il pas temps, par exemple, de prolonger l’enseignement obligatoire jusqu’à la majorité ?
C’était l’une des préconisations du plan conçu, à la Libération, conformément au programme de gouvernement du Conseil national de la Résistance, par Paul Langevin et Henri Wallon. Combien de temps nous faudra-t-il encore pour réaliser cette élévation supplémentaire de la durée d’instruction ou de formation pour celles et ceux qui, trop nombreux, la quittent toujours, sans diplôme, à 16 ans ?
Certes, votre projet instaure une obligation de formation pour les jeunes âgés de 16 à 18 ans, mais, comme l’a montré notre commission, cette mesure est symbolique. L’abaissement de l’âge de la scolarisation à 3 ans l’est tout autant en France métropolitaine. Il demandera toutefois un véritable effort pour être appliqué dans les outre-mer et, sur ce point, nous attendons de votre gouvernement des engagements fermes et précis.
En substance, ce qui caractérise ce texte, c’est son manque d’ambition pour l’école. L’accumulation de mesures techniques, souvent discutables, ne peut cacher cette vacuité. Elle est d’autant plus décevante que, dans le même temps, selon la formule consacrée, le Président de la République annonçait, le 25 avril dernier, un plan d’investissement massif en faveur de l’école. Les promesses donnent le vertige : dédoublement de 6 000 classes supplémentaires, limitation à 24 du nombre d’élèves dans toutes les classes de la grande section de maternelle au CE1, revalorisation du métier de professeur, moratoire pour la fermeture des classes, etc.
Pour assurer seulement le dédoublement des classes, dans son programme, le candidat Emmanuel Macron avait estimé à 12 000 postes le besoin de recrutement.
Nous ne doutons pas de la volonté du Président de la République d’honorer rapidement ses engagements. Votre collègue en charge de l’enseignement supérieur et de la recherche a lancé une grande concertation dont les conclusions fourniront la matière d’une grande loi de programmation pluriannuelle de la recherche qui sera présentée au Parlement avant la fin de l’année. Pour satisfaire les ambitions du Président de la République en faveur de l’école, nous vous proposons la même méthode.
C’est l’objet de cette motion tendant à opposer la question préalable : nous donner collectivement le temps de préparer ensemble, avec tous les acteurs de l’éducation, la grande loi dont l’école de la République a besoin, pour, selon les mots de Condorcet, « contribuer [au] perfectionnement général et graduel de l’espèce humaine, dernier but vers lequel toute institution sociale doit être dirigée ».